70 ans

Cette semaine, on célébrait les 70 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau par les Russes. 70 ans, c’est rien. 1945, c’était hier.

J’ai toujours eu une fascination pour la Seconde Guerre Mondiale. J’ai lu sur le sujet comme une obsédée, j’ai regardé des dizaines de documentaires. J’ai jamais compris pourquoi ça s’est passé et ne comprendrai jamais. On dirait que ça me rassure, de ne pas être capable de comprendre. Parce que comprendre l’horreur, c’est en faire un peu partie.

Fascinée, attirée, curieuse, je me suis donc payé un voyage un cœur de la barbarie pour mes 30 ans. Certains célèbrent leurs 30 ans dans un bar en faisant le p’tit train dans un état second sur des vieux succès de Vilain Pingouin, en attendant que Lee Ross sorte d’un gâteau comme dans les westerns. D’autres s’envolent vers le plus tristement célèbre des camps nazis, dans un pays dont même le nom véhicule, croit-on, le beige plate : la Pologne. J’ai fait les deux.

Auschwitz se trouve à une petite heure de la très jolie ville de Cracovie. Cracovie est restée belle, intouchée par les Allemands qui en avaient fait leur quartier général. Eux aussi en appréciaient la beauté. Avec la plus grande place médiévale d’Europe, ses vieux quartiers, ses venelles où il fait bon se perdre avec un sublimissime Marine de San Diego, Cracovie n’a rien à envier à Prague. De là, on prend un train décrépi et on se dirige doucement vers le village d’Oświęcim que les Allemands ont vite fait de rebaptiser pour être capables d’en prononcer le nom.

Je m’attendais à des hordes de touristes, à des dizaines de cars déversant leurs curieux. Non. Ou peut-être, mais c’est tellement vaste qu’une fois la barrière Arbeit Macht Frei passée, la foule se disperse et on se retrouve étrangement seule, face à la plus grande abomination de la civilisation moderne. C’est beaucoup à digérer, quand on est toute seule.

Ce qui frappe de plein fouet, c’est l’immensité des lieux. Plus grand que bien des villages québécois. Une vraie ville. Je parie qu’il est impossible d’en faire le tour à pied d’un bon pas en une journée, même si on marche sans jamais s’arrêter. C’est grand, ça donne le vertige. Le silence aussi donne le vertige. On veut s’excuser de faire crisser les cailloux sous nos pas. On dérange les morts.

On visite le fameux entrepôt Canada, l’endroit où des prisonniers vidaient les valises des nouveaux arrivants. Canada, parce que c’était un lieu d’abondance. On y voit les piles de valises, de chaussures, de poupées, d’appareils de toutes sortes, de vêtements, de souvenirs, d’articles de toilette. Quand on se fait dire de faire ses bagages et de n’apporter que l’essentiel, on apporte ses choses de valeur, ses bijoux, ses trésors. Le Canada d’Auschwitz, ce sont des piles de trésors de gens assassinés. Des piles d’une tristesse infinie, parce qu’elles représentent tout l’espoir que les gens avaient en arrivant. Mais pas de pile d’espoir. À Auschwitz, l’espoir n’était pas permis.

On visite aussi un bloc où les photos des prisonniers sont affichées sur toutes les surfaces, du plancher au plafond. Le prisonnier de face, le prisonnier de profil. Des milliers de duos de photos ornent les murs. Des yeux remplis de peur, de faim, de peine. Des têtes rasées : hommes et femmes tous semblables, l’individualité réduite à néant. L’Être est détruit d’entrée de jeu : tous pareils, tous humiliés, tous dégradés. J’ai dû passer une heure dans ce bloc, étourdie par ces visages. Copier-coller à l’infini. On nous explique d’une voix douce que le rasage et les vêtements unisexes servent à anéantir la Personne-avec-un-grand-P. Mais aussi une manière pour que les gardes ne voient que la masse, pas les gens.

On voit les cellules d’isolement d’un mètre cube. On ne pouvait y tenir debout. Mais aussi des cellules si hautes et étroites qu’on ne pouvait pas s’y asseoir. Les prisonniers y passaient des semaines, des mois. Les lits de bois à trois étages, pour accueillir trois personnes par étage, plus étroits qu’un lit double. Les latrines, une longue enfilade de trous les uns à côté des autres, sans séparateurs. Les latrines étaient, avec les cheminées, les seules constructions en béton dans le camp de Birkenau. C’est tout ce qui reste, les baraques de bois ayant depuis longtemps succombé aux hivers polonais. Des champs avec des squelettes de baraques, des cheminées et des latrines. La merde et la mort.

Dans les chambres à gaz, de grandes pièces vides avec de fausses pommes de douche et des trappes au plafond d’où sortait le mortel zyklon b, on voit encore les traces des ongles au mur, tentative vaine de s’en sortir, dernier soubresaut de vie.

Mais ce qui frappe, c’est que tout ça se passait dans un village où les habitants voyaient ça de leur maison. Même encore aujourd’hui, des gens habitent ces maisonnettes donnant sur la mince lisière de bouleaux « cachant » ce qui s’y passait derrière. Birkenau, ça veut dire « petit bois de bouleaux ». Si les gens ne voyaient pas en détail, ils sentaient. Ils sentaient la mort, sentaient les fours, entendaient les hurlements des chiens et des gardes qui mettaient trop souvent fin aux hurlements des prisonniers. En 2015, il se trouve encore des Polonais pour qui la vue, de la fenêtre du salon, est un champ de cheminées qui résistent au temps comme des monuments.

J’ai passé près de dix heures là-bas à tenter de comprendre comment un peuple civilisé pouvait s’être adonné à une telle barbarie. J’y suis pas arrivée. Oui, le Rwanda, oui, le Nigeria, oui, le Darfour et la Syrie. Mais jamais la mort n’a-t-elle été industrialisée à ce point, ni avant, ni après. Ce qui s’est passé à Auschwitz-Birkenau, à Sobibor, à Chelmno, à Belzec, à Treblinka et à Majdanek, les six camps d’extermination nazis, ne peut pas s’expliquer. Le seul adjectif qui convient, c’est « diabolique ».

C’est le seul endroit et le seul moment de ma vie où j’ai vécu quelque chose qui s’approche du spirituel. Le seul endroit qui m’a autant émue, autant remuée, autant choquée, autant marquée. Le seul endroit du monde où j’ai senti le mal m’entrer dans les os. Il faisait beau soleil cette journée-là. Mais à Auschwitz, il fait toujours gris.

Plus jamais.

5 Commentaires

  1. Alexis Boyer dit :

    Une très beau texte qui évoque les images de Nuit et Brouillard de Resnais. Je partage ta fascination pour la 2e guerre et sa démesure de l’horreur.

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  2. Marc Rochon dit :

    Texte puissant de souvenirs et de vraie horreur. J’Ai visité Dachau en 1970. Même formule, même horreur. Et là aussi personne n’a rien vu, rien senti….P.

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  3. Louise Philippe dit :

    J’espère que ton texte rejoignera plusieurs de ta génération ainsi que des plusss jeunes afin que jamais cette horreur ne soit oubliée ni répétée. Félicitations!

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  4. Tes mots repoussent l’oubli et soutiennent le devoir de mémoire. Merci. J’ai récemment visité le KL- Natzweiler, dit « Le Struthof » avec l’une de mes filles. Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle et moi n’avons pas conversé en redescendant le Mont-Louise, et la radio n’a pas joué dans la voiture lors du retour sur Strasbourg….

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  5. Em dit :

    Je viens de lire ça. et je n’aurais pas pu l’écrire. C’est lourd et ça brasse la cage, et on a une fâcheuse tendance à s’épargner la lourdeur pour se préserver. Ces gens là n’ont été ni préservés, ni épargnés.

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